<Tribune Libre>
Le karateka de l'Autogrill, une aventure du Cescqual, par le Docteur Danche
[Aucun prénom n'a été modifié et c'est une histoire vraie]
A l'époque, le Cescqual était composé seulement d'Ivan et moi-même, et nous avions pris l'habitude de faire nos essais avec de petits nouveaux dans la DS sur le parking de l'Autogrill, une aire d'autoroute sur l'A4, du côté de Guermantes (Seine et Marne).
L'endroit était idéal pour une initiation à la conduite d'une boite hydraulique: on donnait les consignes sur le parking, l'impétrant y testait les vitesses sans risque, puis il se lançait sur l'autoroute. Après avoir ainsi pris confiance, il sortait avant le péage et se retrouvait alors sur une nationale en forêt pour y tester les ronds points.
Jérôme fut ainsi un jour invité à essayer à l'Autogrill une DS20 en boite hydraulique appartenant au fameux Dr Danche, qu'il avait rencontré peu de temps auparavant.
Régis, quelques années plus tard, fut initié au même endroit sur DS19. Arnaud (un gus qui bosse chez Mercedes et roule en Ami8 orange), Erwan (un psychopathe collectionneur de Norev), Lucile (une étudiante qui fit un mémoire sur les tissus des DS), Mathias (un designer parisien qui colorise parfois des images de salon de l'auto pour le site du nuancier), pour ne citer que les plus fameux, y apprirent eux aussi les joies de la BVH.
Mais la seule expérience inoubliable fut celle de Jérôme.
Ce jour là, nous étions bien installés, à l'écart sur l'aire, derrière la station service, face au restaurant qui vendait aux routiers des frites plutôt graisseuses (il a depuis laissé la place à un établissement de meilleur standing).
Ivan goutait le confort de la banquette arrière (en tissu Pallas 69, les amateurs comprendront),
Jerome était au volant, nous avions déjà vu les positions des vitesses, et je lui expliquais les finesses du frein de parking, que l'on met au pied mais que l'on retire à la main.
Je n'avais pas fini l'explication quand une forme humaine surgit dans le brouillard (c'était l'hiver), et nous apostrophe.
"waooh trop clkafksdd".
Dans la DS remplie de buée, les mots comme l'intention étaient indistincts.
L'homme - c'est un homme- toque alors au carreau.
"estcke parsttee dui!????"
Jerome baisse sa fenêtre, après avoir cherché un peu la manivelle (à l'époque il était conducteur de XM, et habitué aux automatismes modernes). Hélas le discours reste obscur même en contact direct avec l'homme, fenêtre ouverte.
"d'oupourkss t'es vupar la??"
Puis une phrase est soudainement et miraculeusement compréhensible, on la traduirait dans les grandes lignes par: "les gars, je travaille ici, et je viens à pied, car on m'a retiré mon permis". On se regarde alors avec Ivan: comment est-il possible de venir à pied sur une aire d'autoroute??! On sent aussi le mauvais plan. Il veut qu'on le raccompagne?
Jérome, un peu dépassé, compatit, bon camarade: "oh c'est les boules pour toi!".
Mais très vite le discours de l'homme redevient aussi opaque que l'atmosphère.
"mais moi aussi qswwooou!! et toila baskiwonne?"
Clairement l'homme attend des réponses que Jérôme ne lui donne pas, et la situation dégénère: tout d'un coup l'individu lui tend un cendrier en plastique ou il a éteint son mégot, puis s'installe dans la lumière des phares, tombe son sweet shirt, se retrouvant en marcel blanc dans le froid et la brume.
"Je suis David!!" lâche-t-il pour se présenter enfin.
"David Kung Fu!!!"
Puis il enchaine alors devant nous des passes avec les pieds, les mains, formant des figures d'un art martial exotique.
Blottis dans leur Citroën embuée, les trois amateurs d'anciennes restent médusés, babas devant le phénomène mais incertains quant à la conduite à tenir, car l'homme régulièrement nous pointe du doigt entre deux mouvements. Après quelques minutes d'un silence épais, la voix de la sagesse s'élève depuis la banquette arrière.
"Démarrez, Jérôme".
Jérôme opine du chef et répond alors "oui mais comment dois-je faire?".
Sans montrer à l'ennemi que je bouge les lèvres, du coin de la bouche, je guide Jérôme tandis que l'énergumène continue ses exercices, ponctués maintenant de hurlements inhumains quand il frappe un ennemi imaginaire.
"le frein à main se retire à votre main gauche oui le gros bouton vous tirez fort puis vous tournez la clé vous envoyez le levier de BVH vers la gauche là vous appuyez sur le frein vous passez la marche arrière comme je vous ai montré tout à l'heure, vous reculez, vous freinez vous passez la première et vite vous enchainez".
Ensuite mes souvenirs sont plus flous, mais je me souviens d'un silence de mort pendant la manœuvre, puis d'un immense soulagement collectif une fois lancés sur l'A4.
Ce jour là, on peut dire que Jérôme passa haut la main son premier test de conduite en BVH.
|